Un lieu de passage
Bernard Noël
La couleur n’est qu’une surface, mais sa perception la rend différente, soit qu’au contact de l’œil la couleur prenne une épaisseur, soit qu’au contraire elle en provoque l’impression chez celui qui la regarde. L’effet de la couleur est ainsi de donner du corps à ce qui d’abord avait paru plat comme à qui avait cru pouvoir s’en tenir à l’observation neutre. Bien sûr, tout cela est encore plus vif si la couleur n’est pas employée comme un ton local, mais pour elle-même, sans l’alibi de telle ou telle référence. La relation, alors, est en quelque sorte purifiée puisqu’en ne colorant aucune forme, la couleur n’existe qu’en soi.
Qu’est-ce qu’une relation colorée ?
Peut-être avant tout, une manière de silence dans l’oeil, puis une situation extrême, qui confronte l’acte de voir, non pas comme d’habitude à un objet visuel, mais à de la matière visuelle, c’est-à-dire à de l’espace devenu un élément perceptible par sa coloration. Cet espace, on peut le qualifier de rouge, de bleu, de jaune etc., et s’en tenir là en oubliant que ces qualifications couvrent un état de l’espace qui communique avec notre émotion dans un rapport immédiat et physique.
Le constat de la couleur est neutre ; sa perception, quant à elle, détermine un échange entre l’ému et l’émouvant, par un mouvement réciproque entre ce qui est perçu comme intérieur et ce qui l’est comme extérieur : nous voyons tout à coup dehors ce que nous éprouvons dedans.
La peinturez moderne a beaucoup joué sur ce rapport afin de susciter un choc ou une interrogation, mais elle a d’ordinaire ramené vers le concept un effet plutôt organique, et qui aurait dû servir de révélateur à la matérialité. C’est qu’il aurait fallu, autrement renoncer à la séduction de l’objet après avoir renoncé à celle du sujet, et s’en tenir au seul caractère substantiel de la couleur. Sans doute faut-il être dans la fraîcheur de la découverte pour prendre ce risque. Voici, par exemple, un diptyque blanc. On remarque vite que le blanc y doit son intensité à un phénomène qui affecte justement l’espace, comme remué par une respiration. Anne Slacik n’a pas travaillé que la surface, mais son dessous, et par recouvrements successifs elle a communiqué au blanc, qui est la couche apparente, une étrange plénitude inquiète.
Le blanc de ce diptyque n’est pas de côté de la blancheur : c’est du blanc qui est en train de sourdre, qui se dégage d’on ne sait quelle pâte, qui s’aère en montant. On le voit produire sa propre lumière dans le frottement du regard.
Le phénomène se précise avec les autres diptyques, les tableaux, les œuvres sur papier, où le bleu, le noir, le blanc, le rouge, le marron prennent une consistance spacieuse, qui conjugue contradictoirement l’aération et l’épaisseur. On dirait qu’il y a sous leur surface quelque battement ou remous capables de la troubler depuis des fonds, qui ne sauraient exister et qui cependant existent puisque leur mouvement est la couleur même. Une couleur trouble, qui paraît s’éclaircir dans l’effort qu’elle fait pour monter vers nos yeux.
Anne Slacik réussit à laisser la surface en état d’activité, parce que les couleurs, telles qu’elle les peint couche après couche, y sont une formation de matière et non pas un étalement séduisant. Le clair et le mat, le lisse et le rugueux, le tendu et le plissé entretiennent une opposition insoluble, qui interdit la fixation dans le fini, en même temps qu’elle éveille la vue à son propre toucher, au contact. La violence faite ainsi à l’ordre de la peinture produit, à l’intérieur de la relation et par elle, une sorte de mûrissement de la couleur, qui est vibration, chaleur sourde, sentiment de profondeur, de circulation, d’animation internes.
Peau vivante, dans l’assurance de ce qu’elle couvre et l’attrait qui s’en suit, la couleur porte des signes qu’Anne Slacik incise dans son épaisseur comme des scarifications. Ces signes marquent la surface plutôt qu’ils ne l’orientent ou n’y écrivent un sens, mais nous avons tellement l’habitude des signes sensés que, tout de suite, le regard veut les faire parler. La tentation est toujours la même, qui nous conduit à rejeter l’expression qu’est en soi la matière peinte au profit d’une représentation minimale, qui détruit la relation organique - irréductible et inexplicable – pour donner toute sa place au concept. Ce détournement du langage plastique signifie le refus quasi instinctif de l’union, qui permettrait à notre pensée de s’intérioriser chez l’Autre en lui offrant le même passage en nous.
Tout signe, il est vrai, peut être ramené à la graphie pictographique ou bien à une forme empruntée à la géométrie ou à la réalité : le rapprochement va d’ailleurs aussi vite que la vue, et le seul problème est de ne pas s’arrêter au constat que tout cela n’apprend rien. Ce qui reflue, alors, c’est uniquement l’avidité de s’approprier par le savoir au lieu de s’abandonner à la relation.
Les signes d’Anne Slacik sont les gestes d’un souvenir : un geste qui signe la surface, non pour la soumettre à son sens ni pour en faire sa chose, mais pour marquer la limite de son étendue vers nos yeux.
- L’espace, dit Anne Slacik, c’est d’abord une étendue : le dérisoire petit carré de la toile est tout de même une étendue réelle… Tu prends un peu de couleur, tu la jettes là-dessus, et le geste féconde l’étendue…
Les signes ont d’habitude leur justification en dehors d’eux-mêmes, dans une signification préétablie ; ceux d’Anne Slacik sont des irréguliers, qui tirent leur force de fixer-là, non du sens extérieur, mais l’instant de leur propre tracé. Cet instant, dans lequel la vivacité du geste s’est additionnée à sa visualisation, le signe l’expose au regard qui le considère, et il l’en pénètre. Par cela même, il est de la présence et aussi du corps.
Comment dire cette vibration, dont l’énergie est du sens pur, et qui perpétuellement trouble ce sens parce que, n’arrêtant pas de vibrer, elle renouvelle toujours son mouvement ? Le signe plastique est immobile et cependant son immobilité fait trembler la vue, tout comme la main immobile sur la peau donne au toucher un invisible tremblement. Le signe s’anime de notre relation avec lui, car, en le voyant, nous voyons à la fois la limite et le passage, puisque le signe résout en soi la contradiction d’être clos sur lui-même en demeurant ouvert au sens dont il ne renferme que la propagation.
Les signes d’Anne Slacik, n’étant liés à aucun sens particulier, gagnent la liberté d’être des appelants et des jalons : les appelants de la rencontre visuelle, et les jalons de cette espace pictural avec lequel communiquer suffit dès lors que la peinture est la matérialisation du lieu que l’on portait en soi pour l’Autre.
Et peut-être la couleur ne sert-elle qu’à rendre visible, à travers la surface, ce lieu du passage et de l’union.
1990