Voir consiste à ne pas voir
Maurice Benhamou
Cette thèse théologique audacieuse de Grégoire de Nysse – sans doute en réponse à Thomas – me semble pertinente pour décrire la confrontation aux tableaux. Nous parlons de ceux d'Anne slacik.
Le regardeur de ces toiles ne cherche pas à lire une image, fût-elle abstraite, il explore des rapports, des rythmes qu'établissent formes, lignes, couleurs, mouvements. De même Barthes parlait-il de « lire en levant la tête » dans « un afflux d'idées, d 'exitations, d'associations ».
A ce stade, la pensée plus que l'oeil s'engage.
Mais l'objet du désir n'est pas cette pensée qui ne vient qu'en soutien d'une approche bien plus charnelle de la peinture.
Si l'oeil en l'occurence y joue un rôle majeur c'est en tant qu'organe du toucher non de la vue.
« Vue sentie » méconnue, distincte de la vue.
Le corps ne cherche nullement à saisir, mais à éprouver l'oeuvre physiquement.
Prenons la toile intitulée Blanc I.
Dans la transparence d'un fond blanc qui patine et se glace sur des verts et des bleus qu'il cache mal, une bouffée chlorique saturée se projette violemment. Au-dessous, masquant un vortex frénétique, un bleu pur vous embue l'âme.
Certainement, les formes externes importent moins au peintre que la forme sans forme, la forme intime qu »elles atteignent dans notre sensibilité.
L'espace de cette toile n'est pas scopique. Nous n'avons pas à le scruter.
Réel ou figuré l'espace nous situe. Celui-ci au contraire nous aspire. Des réseaux d'énergie se nouent entre les éléments de l'oeuvre jusqu'à nous donner ce frisson de vertige qui constitue peut-être le seul authentique espace des tableaux.
Les toiles d'Anne Slacik, comme des étoiles, naissent bleues dans l'espace et meurent rouges dans le temps.
A côté de ces oeuvres natales et natantes dans leur fluidité lumineuse, l'autre bord du travail : « les pourpres ».
Plus d'énergie que de grâce dans la matité rêche de cette série érythrique.
Le titre du grand format « pourpre muscaris » évoque-t-il une couleur de mouche écrasée ? Ce pourrait être aussi bien celle d'un astre au bord du trou noir. Du bas de la toile monte un embrun ferrocyanique.
Le sentiment d'intensité, la fascination qui nous retient, nous les éprouvons comme quelque choses de non spatial – peut-être une sorte de temporalité de l'art.
De l'art ? Quel art ? Rien au-delà de ce rien de réalité : un tressaillement léger.