Le Sentir Voir
Bernard Noël
Vous arrivez devant les toiles d’Anne Slacik avec une mémoire qui vous rassure mais dont vous ne mesurez ni l’ampleur ni la précision. Vous en attendez qu’elle facilite l’accueil de ce que vous allez voir parce qu’elle vous armera d’une reconnaissance. Vous oubliez que l’on n’a jamais vu ce que l’on voit dans l’instant où le regard vous en dévoile la présence. Vous vérifiez cela tout de suite en perdant mesure et mémoire devant des jets de lumière blanche et des horizons bleus. Vous ne savez pas ce que vous êtes en train de voir. Vous venez de jeter quatre mots uniquement pour échapper à la perdition de votre maîtrise du visible. Vous identifiez maintenant de larges traînées horizontales environnées d’une fluidité céleste ou aquatique. Vous savez, bien évidemment, que vous êtes devant un tableau mais vous ne formulez cela que pour retrouver une assurance qui, très vite, se dérobe. Vous hésitez ensuite un long moment, considérez la dimension de la grande toile, en faites visuellement le tour afin de la cantonner dans le face-à-face, mais déjà votre regard veut saisir, veut comprendre, veut posséder. Vous éprouvez une résistance indéfinie et votre regard soudain reflue : vous sentez alors que l’espace de la toile adopte ce même mouvement, et qu’il pénètre en vous, devient votre vue. Vous n’acceptez ni cette perception ni cette expérience, et vous reversez devant vos yeux ce qui cependant n’a pas cessé d’y être tout en retroussant la situation. Vous réclamez le titre, les dimensions, les noms des couleurs sans oser réclamer la suite des gestes, des postures et l’énoncé de la pensée. Vous jetez quelques mots à tout hasard en attendant la toile suivante. Vous voyez se lever un ciel où des buées dressent des treillis de vapeur. Vous n’avez aucune illusion quant à la pauvreté de cette désignation par rapport à la vastitude éprouvée. Vous aimeriez que votre intimité en dise davantage quant à ce qu’elle ressent. Vous essayez de faire jaillir du vocabulaire des mots révélateurs mais cette tentative le rend de plus en plus muet. Vous sentez une brusque détente. Vous venez spontanément de laisser agir votre perception et celle-ci vous apprend que l’effet de cette peinture, même s’il est d’abord visuel, ne concerne pas que cette part somme toute superficielle de vos sens. Vous devinez que le visuel est ici l’entre-deux où l’extérieur est envisagé tout en étant tenu au bout des yeux. Vous prenez conscience que cette toile mange la distance et l’absorbe afin de répandre en vous son espace. Vous êtes dès lors moins celui qui voit que celui qui éprouve car votre vision a changé de nature. Vous n’acceptez pas d’emblée de reconnaître un glissement qui vous oblige à qualifier de « physique » l’effet de l’espace ingéré. Vous doutez, vous refusez et cela vous remet dans la position du spectateur qui s’informe et préserve sa neutralité. Vous demandez à voir la toile suivante et, aussitôt, une bouffée d’espace vous saute aux yeux : une sorte de nuage envahissant et lumineux bien que traversé par des traînées d’ombre. Vous êtes si fortement occupé par lui que vous distinguez mal, au-dessous, un monde ténébreux où se déversent des trombes de clarté. Vous savez combien est approximative cette description qui, d’ailleurs, ne vous sert qu’à mettre la toile à distance le temps d’en ressentir le mouvement interne déjà en train de déborder. Vous désirez cantonner ce débordement pour vous en tenir à l’effet visuel mais, bientôt, vous vous dites que s’en tenir au point de vue critique conduit à négliger l’essentiel, c’est-à-dire l’engagement vital, au profit de considérations qui, si engagées soient-elles du côté de l’histoire ou de l’esthétique, demeurent néanmoins circonstancielles. Vous avez mâchonné cette réflexion pour en remplir votre bouche et retarder l’affrontement corporel avec la toile. Vous la regardez à présent avec méfiance en vous disant : bizarre cette matière qui, tout en étant de la peinture, ne semble pas avoir été peinte ! Vous venez plus près de la toile et ne réussissez pas à vous faire une certitude car une partie de la surface paraît bien avoir été peinte tandis que l’autre a tout l’air d’avoir été soufflée. Vous remarquez dans cette dernière des transparences indiquant la remontée de premières couches, et cela donne à la surface une étrange vitalité. Vous remarquez aussi des creusements qui parfois s’alignent et parfois bossellent la surface. Vous trouvez beaucoup d’attraits à ces petits accidents puis, tout à coup, vous reculez pour revenir au face-à-face et à la position du spectateur. Vous vous rappelez, et c’est comme on se rattrape en chutant, qu’Anne vous a donné le titre de cette suite de grandes toiles : La Danse idéale des constellations, en précisant que cette expression venait de Mallarmé, dans Divagations. Vous tournez autour de ce dernier mot car il vous donne à imaginer de multiples gestes de peinture et de postures divagantes autour de chaque toile. Vous voyez des brassées de couleurs, des masses d’air saisies à bras le corps et jetées là pour en finir avec la platitude et créer du volume. Vous percevez vivement ces mouvements, ce combat. Vous les voyez et ne les voyez pas bien qu’ils dansent justement dans votre regard tandis que tout l’espace de la toile se lève. Vous êtes parmi des comètes nuageuses et des tourbillons blancs. Vous retournez à votre chaise et la voix d’Anne explique : Il faut que je fasse vibrer, c’est mon souci, mais blanc sur blanc, c’est difficile d’y arriver. Vous écoutez en vous demandant : Mais qu’est-ce qui est en jeu, quand il n’y a pas de figures, pas même de formes, quand rien au fond n’est représenté ? Vous refusez aussitôt la fausseté de ce « rien » car quelque chose est représenté ici, qui ne l’était pas jusque-là et qui, peut-être, passait pour échapper à toute représentation directe. Vous hésitez à formuler cela davantage. Vous essayez de vous remémorer des tableaux susceptibles de vous contredire. Vous revenez parmi les tourbillons, l’espace fluide, les élans vaporeux, vous percevez des douceurs, des saisissements, vous tombez dans des trous d’air, et tout cela est à la fois perçu et vu. Vous ne démêlez pas l’une de l’autre la perception et la vision. Vous tentez de les séparer afin d’aller dans le sens de cette interrogation : Qu’est-ce qui est réellement représenté ? Vous n’apercevez nulle part dans cet espace la moindre image, vous n’apercevez que des mouvements – et des mouvements qui persistent quand votre bon sens proclame qu’il n’y a sur toute cette surface que de l’immobile. Vous protestez : Oui, mais ça bouge pourtant ! Vous distinguez dans la masse aérienne une petite lumière qui en vivifie l’épaisseur. Vous regardez respirer ce halo et, perdu entre doute et certitude, demandez à Anne : Comment fais-tu ? Vous aimez le sourire qui est la réponse et vous fait un signe plus parlant que toute parole explicative. Vous cherchez le halo qui a disparu et tournez vers la toile un regard froid. Vous parcourez rapidement toute la surface, passez de la fluidité aux élans, qui se raniment à mesure. Vous murmurez pour vous-même : toute vraie peinture réinvente la peinture. Vous dites à Anne : Il faut que tu me montres le travail et pas seulement le fini, l’accompli. Vous la regardez mettre debout l’une des Constellations non terminée, debout et de dos. Vous suivez ses gestes tandis qu’elle mouille ce dos avec une éponge en expliquant que cela va la tendre et que le rapport entre le sec et le mouillé est important. Vous ignorez quel est ce rapport mais croyez le comprendre quand Anne vous dit que c’est le moyen de faire entrer le temps dans la toile. Vous suivez le mélange dans un seau de blanc de zinc, d’essence de térébenthine, d’un filet d’huile de lin, de pincées de pigment pur bleu de cobalt véritable. Vous proposez votre aide pour allonger sur le sol la grande toile de trois mètres sur deux, mais elle est refusée. Vous suivez son allongement, les gestes qui la bordent de feuilles de journaux, son soulèvement d’un côté en la calant sur un tabouret. Vous observez la manière dont Anne l’observe et réfléchit, va prendre le seau, touille la couleur, en projette une longue giclée sur le quart environ de la partie haute. Vous l’écoutez dire : J’aime l’idée que la couleur se fait dans le travail. Vous regardez la tache fraîche et son brillant pendant qu’Anne soulève la toile, fait glisser la couleur, puis jette dessus de l’eau en expliquant : Il faut que je rompe, c’est trop mou ! Vous constatez des rétractions, des plissements, des creusements qui déclenchent ce commentaire : Tu vois, ça commence à vivre, ce qui était dessous remonte et c’est intéressant. Vous devinez que la surface est en train de se stabiliser et vous étonnez qu’un changement dans les proportions modifie déjà l’aspect de la surface. Vous laissez Anne redresser la toile en disant : Il faut qu’elle soit debout pour que je voie… Vous notez ensuite : Il faut que je retravaille les blancs car dès que l’on reprend une partie des déséquilibres apparaissent qui obligent à reprendre tout. Vous essayez de comprendre car, depuis qu’elle est revenue à la verticale, la toile vous paraît parfaite. Vous y retrouvez un faisceau pyramidal de flammes blanches et un espace fluide strié d’horizontales sombres. Vous n’avez qualifié de « flammes » ces traînées blanches que faute d’un mot qui exprimerait l’accord de l’élan et de la verticalité. Vous regardez Anne qui donne des coups de pinceau très fermes, très rapides pour rendre les flammes plus blanches, plus épaisses. Vous l’entendez touiller de la couleur en reprochant au violet d’être trop violet mais, déjà, elle trace trois traits verticaux puis les arrose d’essence si bien que la grande plaie violette s’éclaircit, pâlit, se contracte. Vous sentez s’allumer les tréfonds de la matière, vous la sentez s’animer au gré de mouvements qui la parcourent et font qu’elle réagit quand Anne met ici du blanc, encore du blanc, et ailleurs de longues touches de violet. Vous éprouvez une certaine frustration quand la toile est remisée sur l’un des côtés de l’atelier avec ce commentaire : Il faut maintenant qu’elle sèche. Vous en réclamez une autre de la suite des Constellations. Vous rêvez soudain d’un regard « objectif » et n’en divaguez que plus vite en constatant que votre regard s’incorpore à l’espace que, tout au contraire, vous voudriez tenir à distance pour en connaître la substance intime et l’analyser. Vous n’osez accepter que le corps, le vôtre, traite objectivement ce qu’il perçoit puisqu’il s’agit toujours d’une impression physique directement perçue. Vous ne sauriez en dire autant du regard lié aux réactions mentales. Vous regardez votre regard s’égarer dans l’espace de cette toile où, soulevé par quelque attraction violente, l’air retombe en cataractes et déclenche un Niagara aérien. Vous vous moquez silencieusement de vous-même en pensant : Et pourtant rien ne bouge ! Vous flairez la proximité d’un secret. Vous n’arrivez pas à franchir le bord qui vous en sépare. Vous sentez que le mot clé palpite sur votre langue mais à peine prononcez-vous les deux syllabes de « contour » que vous doutez déjà. Vous les reprenez cependant ces deux syllabes tout en fixant la toile, et il se pourrait bien que l’effet si particulier qu’a sur vous son espace tienne bien à l’absence de contours. Vous tentez de récapituler les signes, les figures, les aplats, les géométries, les touches lyriques, les graffiti, la belle arabesque, et vous voyez que règne partout l’indispensable contour. Vous en concluez qu’à l’évidence il n’existe pas de formes sans contour et que celui-ci est étranger à la fluidité si caractéristique de la peinture d’Anne Slacik. Vous pensez au mot « informel » qui a désigné toute une production artistique où abondaient nuages et condensations diverses. Vous sentez que ce terme n’est pas adéquat, ici, tout en n’étant pas inexact. Vous supposez qu’à force de variantes abstraites, une distinction n’a pas été faite qui aurait délimité un nouveau genre. Vous tournez et retournez le mot « concret » qui signifie la matérialité et son effet. Vous revoyez les postures d’Anne jetant de la couleur, soulevant la toile, l’inclinant, faisant corps avec elle. Vous comprenez que mettre là-dessus l’étiquette « gestualité » ne suffit pas car c’était la fabrique du concret qui avait là son lieu. Vous avez failli dire « la fabrique du corps ». Vous n’osez pas envisager une transposition que la vieille raison repousse et qui est le dépôt sur la toile d’une empreinte du corps. Vous écoutez votre mémoire vous murmurer le désir de Rimbaud quand il voulait une langue qui serait de l’âme pour l’âme. Vous prenez soudain conscience que, pour pénétrer aussi naturellement en vous, cette langue ne peut être que visuelle car elle doit se glisser dans votre « âme » sans passer par le déchiffrement : il faut qu’elle vous impressionne et que cette impression soit sa compréhension. Vous regardez Anne aligner plusieurs toiles de format plus petit et, de l’une à l’autre, vous suivez la continuité d’un espace dont la fluidité est souvent malmenée par de brusques soulèvements, des giclées, des vapeurs. Vous pourriez n’y voir que des sortes d’orages brutalisant l’étendue spatiale mais, à force de les fixer, vous ressentez une intensité toujours à l’œuvre et, pour finir, une émotion. Vous êtes devant des rivages de l’air, et vous en contemplez l’inlassable marée. Vous revenez aux tableaux et demandez à Anne : Comment te prépares-tu à l’acte de peindre ? Vous attendez un moment la réponse : J’efface en moi toutes les images et je pense au temps jusqu’à ce que son vide m’envahisse… Vous laissez le silence s’étendre sous ces mots. Vous invitez Anne à vous montrer d’autres tableaux et défilent Améthyste, Anthème, Assise 1 et 2, les Jardins blancs et les sept déclinaisons de Licht (Lumière)… Vous sentez chaque fois combien est impérieux le besoin de nommer, de décrire, de comparer. Vous n’en finissez donc pas de chercher des mots au lieu de laisser agir le contact visuel et se lever l’émotion. Vous notez au passage : jeu d’émulsion eau/huile, vert teinté de bleu clair à droite, très foncé à gauche avec, plus bas, un continent violet puis un rucher de nuages et des blancs volumineux. Vous apercevez même, très insolite, un grand arbre blanc dont le tronc/tige se dresse sur un fond violet interrompu par des coulées vertes. Vous trouvez rassurant d’énumérer ainsi des couleurs et votre regard, tout à coup, en éprouve une libération qui lui fait accepter d’être la bouche visuelle dans l’ouverture de laquelle se précipite l’événement pictural qu’est chaque tableau. Vous accueillez cela, cet événement, avec plaisir, et c’est une onde et même une ondée d’énergie qui descend dans vos yeux, se répand et qui, loin de vous occuper, vous unit à l’espace dont votre regard vous emplit en même temps qu’il s’y développe aussi. Vous regardez dans Turquoise une combinaison de nappes de couleurs, plus vaporeuses vers le haut, plus sombres vers le bas mais, déjà, ne regardez plus qu’une effervescence, un débordement en train de projeter en vous ce qui est pourtant hors de vous tandis que circule du dehors au dedans – et réciproquement – un espace devenu commun. Vous regardez Tilleul et, d’abord, cette expansion dans sa partie haute, dont vous ne savez si elle est grise ou bleutée tant vous satisfait son mouvement, sa coulée dans le vert d’en bas. Vous savez bien que vous êtes devant un tableau. Vous l’oubliez pour n’être que dans un déplacement, le partage d’une gravitation, une étrange libération de vos limites corporelles soudain identiques au châssis qui, là-bas, porte et dégage de l’espace. Vous êtes ce volume qui absorbe et restitue au gré d’un va-et-vient semblable à la respiration sauf que, ici, ce sont les yeux qui respirent. Vous changez de position et votre point de vue se déplace, quitte ce tableau, découvre le voisinage et le mur. Vous vous dites que derrière chaque tableau, il y a toujours un mur ou son équivalent comme si la vision avait besoin de s’appuyer sur quelque chose d’aveugle pour jaillir et rayonner. Vous savez que, très longtemps, les tableaux furent des fenêtres ouvertes sur une histoire, un paysage, un amour, ceux d’Anne Slacik sont des surfaces sensibles où le moindre regard attentif réveille une activité communicative. Vous n’en finissez pas, l’ayant éprouvée encore et encore, d’essayer d’en saisir les pulsations et la nature afin d’accéder plus vite à son partage, mais qu’est-ce que l’émotion ? Vous évitiez ce mot parce qu’il n’a pas bonne presse dans un monde où l’on préfère le concept et où le corps est soit un objet de consommation soit une image privée de sueur et de sang. Vous récapitulez la suite des impressions ressenties devant ces toiles, qui ne sont pas « impressionnistes », et qui, cependant, s’expriment à travers des impressions et en ont fait leur langue : une langue dont le sens est d’émouvoir nos sens…