Excepté peut-être une constellation
Textes de poètes
Claude Royet-Journoud
Jacques Demarcq
Sylvie Fabre G.
Bernard Noël
Maurice Benhamou
Michel Butor
Christian Skimao
Anise Koltz
René Pons
Lionel Bourg
Régine Detambel
Marie Florence Ehret
Margaret Tunstill
Joseph Julien Guglielmi
Andrée Appercelle
Lucie Petit
Hervé Carn
James Sacré
Sarah Riggs
Alain Freixe
Laurent Grisel
Salah Stétié
Jacques Ancet
Rosmarie Waldrop
Rémi Froger
Michaël Glück
Véronique Vassiliou
Claire Malroux
Bernard Vargaftig
Tahar Bekri
Tita Reut
Bernard Chambaz
Valérie Rouzeau
Serge Bonnery
Jean-Pierre Chambon
Jean Portante
Sophie Loizeau
Jean Pierre Faye
Jean-Louis Roux
Jean Gabriel Cosculluela
Antoine Emaz
Joël Vernet
Hubert Lucot
Benoît Lecoq
Peter Gizzi
Claude Royet-Journoud
Que dire qui ne puisse se voir en jouant des yeux et des mains avec le « livre manuscrit peint » d’Anne Slacik ? J’ai tenu à composer le texte en même temps qu’Anne peignait. Du moins, c’était l’idée. Je venais avec mes brouillons dans son atelier et nous nous quittions le travail achevé, quelques heures plus tard, chacun avec nos exemplaires. Je voulais y intégrer la calligraphie et sa vitesse. Qu’on y sente le poids du corps. Que les mots s’effacent dans la peinture, perdent leur lisibilité.(Leur verticalité aussi !) Que l’on soit le plus loin possible du texte « illustré ». Au fond, j’aurais voulu choisir le risque le plus grand. Un lieu où la peinture écrit enfin son propre égarement.
Jacques Demarcq
Anne Slacik est indécrottable. Elle peint avec des pinceaux, des pigments stables, des terres reconnues. Sur toile en plus. Un scandale ! Pas postmoderne l’artiste ! Ne parle pas le patois plastique de son époque, aurait applaudi ce vieux moderne de Baudelaire. Pense avec ses yeux, ses sens. Ah ! résistance…
Moi, depuis mes seize ans, j’écris à la machine. Remington, Olivetti, Olympia, puis Mac. Je ne suis pas poète. Écris moins des vers que ne compose des pages. Que j’appelle poème, entre écriture, son et image. Ma main n’est pas à plume, comme disait l’autre je. Donc, j’écris mal, dans tous les sens.
C’est dire : lorsque Anne m’a invité à participer à l’un de ses manuscrits peints, j’ai résisté. Un an, puis trois, je ne sais plus. Reproduire en gribouillis mes pages travaillées au Mac, je ne le sentais pas. Improviser des graffiti façon Twombly, n’y pensais pas. Même si Anne aurait adoré ; ou détesté, vu son goût pour Twombly. Ne restait finanalement qu’à m’exécuter.
Sa collection de manuscrits peints est sans conteste, ni contexte, l’une des réussites d’Anne Slacik. Elle mériterait une édition de poche, avec DVD inclus des écrivains et du peintre au travail manuel. Pour embêter les beaux esprits.
Une sidération
Sylvie Fabre G.
Quand j’ai découvert la peinture d’Anne Slacik à la galerie du Bateau-Lavoir à Grenoble, je venais de publier L’Autre Lumière aux éditions Unes et j’ai eu immédiatement le désir de faire un livre avec elle. J’étais émue. Je venais de rencontrer une œuvre qui dialogue avec la lumière et en fait un espace mental de matière-couleur où visible et invisible se fondent. Une aventure commune, je le sentais, était possible. Le lieu de la peinture ouvrait un lieu aux mots qui déjà remuaient.
Cette irruption de la peinture d’Anne dans ma vie d’écrivain s’est quelque temps après doublée d’une rencontre dans l’amitié. Le lien établi dure depuis presque dix ans. Nous avons fait trois livres ensemble, et chaque fois c’est un vrai bonheur. Le premier L’île est une suite de poèmes écrits puis manuscrits. L’intervention du peintre qui les a ensuite inscrits dans une autre présence. Les deuxième et troisième livres font résonner un double écho. En 2000, j’ai écrit Lettre du regard après avoir vu le tableau intitulé San Miniato. Sa matière d’ombre et de bleu, son rythme intérieur me renvoyaient à l’origine, à une langue muette de nostalgie. Sur le front pur de la toile est venu après une visite de l’atelier d’Anne à Pompignan. Par la disposition des vers sur la page j’ai essayé de traduire la façon dont les toiles d’Anne peuvent agir sur le regard. Une sidération qui met en jeu corps et âme…
Bernard Noël
Les livres peints ou manuscrits et peints réunissent deux actes qui, par cette réunion, changent de nature : l’écriture devient visible et la peinture lisible. Cet échange, qui n’a l’air de rien, révolutionne notre perception de l’espace qui, tout à coup, apparaît volumineux. Voir les mots au milieu de cet espace, c’est n’être pas loin de s’y voir soi-même, et la conscience de cet enveloppement est le début d’une plénitude qu’on n’éprouve guère autrement. A partir de cette expérience, lire et regarder se tiennent dans une ressemblance qui en fait des actes beaucoup plus charnels, beaucoup plus concrets, qui font sourdre à la fois émotion et pensée dans un mouvement inséparable.
Maurice Benhamou
Les manuscrits peints d’Anne Slacik, dans leur étui de carton pauvre, se présentent tous avec la plus grande humilité. Nous y sentons d’autant mieux passer le souffle et la liberté de l’artiste.
Du texte, Anne veut faire vivre l’instant extatique de son apparaître. Elle comprend qu’en cette épiphanie se tient l’essentiel du poème.
Non qu’elle s’efface elle-même, mais intervenant en second, elle cherche par des couleurs livrées à leur propre afflux, par des formes indéfiniment différées, jamais durcies en ce que Deleuze nommait des percepts, à mêler dans un même vertige espace plastique et espace littéraire.
Elle recueille et déferle comme une grand’voile le « ah ! » des poèmes.
Ecrire est un geste
Michel Butor
Ecrire est un geste. Avec l’écriture ancienne, que ce fut au calame, au pinceau, à la plume, chacun l’admet ; et ce geste devient danse avec toute calligraphie mais surtout quand celle-ci atteint de grandes dimensions. Mais c’est encore un geste et une danse sur le clavier d’une machine à écrire ou d’un ordinateur.
Mettre dans la page est un geste. La page est une scène où les mots virevoltent, s’appellent, se répondent, se répètent, se reprennent, se repoussent ou s’équilibrent.
Placer dans un volume est un geste. Les phrases se coulent de page en page ; les paragraphes s’espacent ou se précipitent. Et voici les titres et les blancs, sans même parles des frontispices, culs-de-lampe ou lettrines.
Penser est un geste. On feuillette un volume. On passe à un autre. Une image sert de signal qui fait partir à la recherche d’une référence antique, américaine, scientifique…
Après tant de révolutions, pérégrinations, explorations, enquêtes on se retrouve sur les rives de son théâtre ou de sa page, et l’on fait le geste scriptural avec ses doigts et tout son corps ou tous ses corps.
Christian Skimao
Vingt ans déjà, vingt ans après…1986-2006, oscillations entre la rétrospective et la recherche. Balbutiements référentiels entre la suite classique des Trois mousquetaires et Le bel âge qui repositionnait un certain groupe d’avant-garde dans les années 1990. Que dire ? Qu’écrire ? Que voir ? Que ressentir ? Constater tout d’abord qu’Anne Slacik progresse formidablement dans sa peinture. Que les relectures des commencements (peinture américaine, calligraphies chinoises, références impressionnistes, etc. ) prennent leur juste place dans un ensemble cohérent marqué par une perpétuelle interrogation sur les formes. On sait que la peinture est cosa mentale et que les paysages d’Anne laissent sourdre l’irréel des projections personnelles, comme dans ses Arborescences évanescentes et pourtant fermement affirmées. Présence ? Absence ? Des livres d’artistes comme des stations dans une lande incertaine. Lieux de rencontre entre tracés et graphies. L’écriture en partage. Entre chien et loup. Alors une simple peinture de la maturité ? Quelle erreur… Une perpétuelle innovation tout au contraire, avec pour nous l’éblouissement assuré, grâce au talent de celle qui sait inventer un univers personnel au-delà des apparences. Rendez-vous à nouveau dans vingt ans, à Strasbourg, New York ou Pékin, en 2026, pour évoquer la force de son travail d’où irradie une jeunesse intemporelle.
Adossée à l’éternité
Anise Koltz
j’observe mes ancètres
Leur bétail rentre
des patûrages millénaires
Dans mes poèmes
je dépasse ciel et terre
J’anéantis le paradis
j’efface la faute
Alors du jardin d’Eden
je replante l’arbre de la connaissance
afin que la pomme
soit à la portée de tous.
L’appel
René Pons
Au bord du puits
Tari de la parole
La voix inconnue
Est venue réensemencer
Le livre
Du livre sont nés
D’autres livres
Et la mort un instant
S’est retirée
Derrière les collines
Elle veille elle gagnera
Mais le livre levé
Ecornera sa victoire
Elle n’aura pas
Le dernier mot
Peau d’Anne
Lionel Bourg
…tout le ciel déplié les nuages très lents sur les collines et les gamins à cloche-pied la lumière sur les eaux que les branches caressent ici là-bas maintenant on dirait de la brume ou du sang ou des fleurs qui sèchent entre les pages d’un livre
écoute écoute regarde ce ne sont que des mots chuchotés lorsque tombe la nuit un peu d’ombre à même la peau ces baisers sur les lèvres qu’une femme au loin n’en finit plus de dessiner…
Quel mot de couleur
Régine Detambel
L’encre a bien assez
de dons
pour s’abstenir d’écrire
le dehors et sa meule
violette
son drame
froid
— l’éclairage au nord quelle blague
Tandis que la page
sa forme claire
(un nu parmi des constructions)
où les blancs prennent
— ils lui ont été donnés
est une page pour la main
(tandis que les gens croient
que ce n’est pas fini)
Sur la peinture
Marie Florence Ehret
Anne m’a donné l’occasion d’une expérience exceptionnelle : écrire sur la peinture. Non pas à propos de la peinture, mais sur le papier recouvert de peinture par ses soins, en longues larmes bleues bues et séchées, comme la trace physique, la trace matérielle de ce que je tentais de cerner par les mots.
L’expression d’une tristesse muette.
La parole du silence, de la marge, de l’hors champ, de l’hors cadre… Quelque chose qui m’échappait et qu’elle a recueilli.
Elle nous a fait tenir ensemble elle et moi dans la boite de carton, dans le champ de la feuille…
De grandes toiles colorées nous entouraient. La lumière de Saint-Denis un jour d’automne. Elle portait une blouse blanche, un tablier taché de couleurs. Ses enfants étaient petits, on travaillait pendant qu’ils étaient à l’école.
Nous parlions des poètes que nous aimions, du plaisir de découvrir toujours devant soi une route inconnue.
J’ai recopié en 16 exemplaires quelques vers qui portaient souvenir d‘un séjour récent à Prague. Mon fils avait 16 ans, ce qui avait déterminé le nombre d’exemplaires.
Ainsi sont nés Les marges.
Je suis heureuse d’avoir été accueillie par Anne dans cette grande famille de poètes d’aujourd’hui, ses contemporains. Ses petites boites enfantines nous garderont, fragiles mortels que nous sommes !
Margaret Tunstill
Mots qui se dérobent qui sont
pastoralés, voilés, ailés, huilés par
la transparence du pinceau qui fixe
le mots, les heures, comme des
fleurs noires sous un glacier.
Mots glacés, tétards virgulés sous
la surface d'un étang en hiver.
Y flotte la poudre d'un pétale,
pétales qui s'étalent sur la chevelure
où passe la comète Halley.
Y planent des papillons.
Y surgissent : oiseaux, rochers.
Félins dédoublés. Blocs de fumier.
Fumée du chanté. Et sur le sable
un escargot passe. Cheval de mer.
Lavis. Crépi. Chenille. Pluie qui
martelle la terre.
Y jaillissent : de petites tâches terrées
sous le blanc. Métamorphose du signe.
Linguistique du peintre.
Joseph Julien Guglielmi
J’aime plonger mon regard dans les eaux vertes
Mémoire de l’être antérieur
Et de la vie primitive
Quand les choses n’ont plus de nom
Et me font oublier qui je suis
J’aime le rouge chant du crépuscule
Quand il s’élance en incendie
Dans l’arrière horizon du rêve
Et me promet un être neuf
Qui ne craigne point les brûlures
J’aime aussi la couleur du vent
Le bleu du ciel
Et les mille nuances de la transparence pure
Que vient troubler
L’ombre effacée d’un léger nuage
J’aime surtout la gravité du sable
Où se posent pose mes pieds sûrs
Comme on découvre une terre nouvelle
Ecrasée de rayons jaunes
Où circonscrire un horizon
…
BTN
Song for a light coloured glance
Je préfère
la mer divine de la peinture
avec les sons sans lettres de la couleur
avec un carénage de livres
un opéra sans trafic opératoire
fixant le regard bariolé de la toile
une éternité ravie et verte
ou quelque chose d’ensoleillé
en nuances nues
Je préfère une écorchure de pertes
et de retours traçant
des lèvres
toujours ouvertes
Je préfère ces glissements légers
pour m’emporter sur le rideau invisible du désir
Andrée Appercelle
Dans le jardin des « ECRITURES CROISEES » d’Anne fleurissent des dizaines de poètes, offrant une œuvre originale et unique, faite de générosité : cas exceptionnel, les seize coffrets achevés, Anne les partage avec le poète.
J’ai rencontré Anne à la galerie « le Bateau Lavoir » à Grenoble où elle exposait. Frappée par la luminosité de ses toiles où seule compte la couleur avec ses multiples facettes, je désirais lui parler. Notre échange fut long, simple, plein d’émotion. Dans un accord mutuel un ouvrage prit forme « Sortilège du Temps ».
Anne agit dans l’émotion de la lecture du poème. Sous son impulsion elle déverse des flaques de couleurs : entoure, griffe les mots, parfois d’un geste vif les recouvre. Intensité, accouplement des mots et des couleurs, Noce qui se déploie comme une partition, musique de l’aboutissement.
Palpitation lorsque j’ai tenu en main l’œuvre achevée, sortie du coffret bleu, barré d’un rouge sableux au toucher ( au début je lui avais dit mon attachement à un lieu d’Afrique). Merci Anne de ce merveilleux cadeau, toi la lumineuse ! Qu’en ton jardin magique bruisse encore longtemps, sous tes doigts ivres de couleurs, le chant des poètes.
ANNE SLACIK : 20 ans de bannières poétiques
Lucie Petit
un accordéon de papier,
un poème manuscrit.
jusque là, rien qu'un geste ordinaire,
un film en noir et blanc.
le mouvement d'un pinceau chargé de couleur
et je vois mes mots s'ébattre
dans une eau bleu-vert
peuplée de choses étranges.
ils semblent heureux.
Pour Anne Slacik
Hervé Carn
Après l’euphorie stimulante provoquée par le désir de l’artiste ou de moi, ou de nous deux, de vivre un moment partagé, il naît un malaise étrange qui me semble fait de peur et de culpabilité. Très rapidement, en effet, lorsque le projet se met en place et qu’il faut passer à l’acte, je suis effaré par le spectacle de mes insuffisances. Mon écriture me semble faible, sa graphie hésitante ou illisible. Le désordre du lieu où je travaille prend des allures de chaos. La maladresse de ma main pataude lève un obstacle insurmontable entre mon écriture et moi, entre cette écriture et l’invention de l’artiste. Cet état peut même provoquer une telle panique que je me persuade peu à peu que je ne suis vraiment pas l’homme de la situation. Mais un matin, le réveil est plus doux. Je sors de moi-même. L’attente rongée par les tourments s’efface. Je m’embarque dans la tempête avec une confiance presque aveugle en cet artiste qui m’accueille dans son univers avec patience, avec délicatesse, avec amour. C’est surtout cette perpétuelle renaissance qui me frappe lorsque je pense au « livre d’artiste ». Elle me pousse à dire ma reconnaissance émue à celles et à ceux grâce à qui je peux, avec une nostalgie tournée vers l’avenir, retrouver le livre dans sa fraîcheur, quand il est une création et non une marchandise.
James Sacré
C’est une maison à Pompignan. Il y a d’abord un vestibule et les grands espaces de plusieurs pièces ; et après un escalier qui reconduit dehors, pierres et feuillages, on arrive à l’atelier, un peu comme dans une serre. On voit quelques toiles et beaucoup d’autres sont retournées contre les murs. Je suis sensible surtout aux variations de formes, aux coulures, qui mêlent dans une très agréable fraîcheur des verts et du blanc. Comme si de la pluie dans cette après-midi de fin d’été. Et voilà qu’Anne Slacik dans un sourire tranquille me raconte comment elle s’est battue avec ses toiles peintes mises jetées contre le sol, lavées, frottées, redressées, jetées encore contre d’autres, vierges, où leur empreinte va nourrir de nouvelles peintures. Une vraie lessive conduite à plein corps par le peintre pour enfin être ces soies très simples et précieuses qu’un léger hasard incline à l’occasion vers une idée d’arbre ou de paysage. Dans un de ses livres peints, plus petit baquet où jeter un texte à lessiver, j’ai le plaisir de voir courir un fil de ma guenille d’écriture (à peine un peu de pensée) qui se perd dans les seize exemplaires du livre aux lessives devenues bleues : il y a des couleurs de fruits pourris tombés dans un jardin, et le léger d’un ciel
Sarah Riggs
What attracts me to Anne Slacik’s large color abstract paintings is the movement of pigment within them, evocative of the fluids and surfaces of our bodies as well as the molten masses surging under the upper surfaces of the earth. That she gathers some pigments herself with her own hands, from the earth in southern France, and applies them on the floor of her city atelier, in one of the tougher neighborhoods of outer Paris, creates a grounding effect for those who experience her paintings.
This ground is not unlike what poets reach for in giving body to their expression through books. The art books she has initiated and sustained over two decades are crucially material shapes, a convergence of poetry and paint.
Pour Anne
Alain Freixe
Madame-des-couleurs, c’est au jardin que je l’ai rencontrée.
Près des sources.
Elle regardait la musique de l’été.
Ce vol d’abeilles que nous ne pouvons voir. Ce chuchotis de lumière sue le bord déchiqueté des fleurs. Ce bruit d’eau au milieu du torrent sans les haut-le-cœur de l’écume.
Ce mur vibrant de l’air, ses doigts le caressaient sur ses toiles, espaces tissés dans le défaut du jour.
Et c’est merveille de la perdre quand ce sont les eaux qui gagnent sur le jardin.
Vives jusqu’aux étangs où murmure la mer.
Une brusque idée de paix
Laurent Grisel
Dans l’atelier de Saint-Denis, comme une grande marmite de lumière, on y entre par le haut – en bas, Anne sort les tableaux, les retourne contre le mur – je vois ces couleurs, ces liquides qui s’étendent et se recouvrent d’eux-mêmes, pas d’autre force que la leur propre – et comme coulant loin, au-delà du cadre, jusqu’à mes pieds.
Une brusque idée de paix.
Je pense : « Ce sera Un hymne à la paix, et 16 fois puisque tu proposes ce partage, comme chiffre du partage : 2 puissance 4. » Ça tombe bien, cet Hymne, le dernier poème de Descartes tira l’épée, doit être lui aussi fondé sur le nombre 4. Et je vois le papier déplié – toute la hauteur dépliée – ce seront des poèmes de cette longueur – une longueur comme je n’en ai jamais usée. Ce sera la première fois que j’écrirai cela, ainsi. Et on donnera la construction du poème, pas à pas : les quatre voix l’une après l’autre, les six duos, les quatre trios, enfin deux quatuors : un manuscrit.
Dans une couleur, un bleu, tenue et entendue près de deux ans que cette écriture dure – et qui débordera.
De fleur et d’épine
Salah Stétié
Elle peint comme elle respire et avec la même liberté. La couleur est l’air dans lequel spontanément elle baigne : elle ne s’y baigne pas seulement, elle y nage comme l’âme, selon Baudelaire, dans l’éther. Ces images pourraient paraître un peu trop générales et gratuites si elles ne rendaient compte, avec précision, de la santé d’amplitude du geste qui fait d’Anne Slacik, entre volonté de représentation et désir de dégagement vers l’abstraction, l’un des peintres les plus représentatifs des préoccupations, des inspirations, des difficultés et des solutions qui tissent la toile, au quotidien, des chercheurs et des trouveurs de ce temps.
Ce débat, ce déchirement au cœur du même, Anne les vit le pinceau à la main, la tête et le cœur en forme de buissons de questions. Elle n’a pas peur des hésitations au carrefour, de la rue prise au hasard de la chance, de l’ambiguïté vécue comme un risque certes, mais aussi comme l’aventure de la découverte improbable. Tout découverte est, d’une certaine façon, cet improbable-là. J‘aime qu’Anne Slacik sache quitter, chaque fois qu’elle le peut, le jardin bienheureux des apparences pour s’égarer- décidée, têtue, fascinée – du côté des interrogations.
Du livre manuscrit
Jacques Ancet
Sous vitrines comme les manuscrits médiévaux enluminés, les « livres manuscrits » ne seraient-ils qu’une survivance d’un très lointain passé ? Il semblerait que, s’ils le prolongent ils ne le répètent pas. Postérieurs à l’imprimerie quand les premiers lui sont antérieurs, ils ne sont faits ni pour témoigner de l’éternel et durer ni pour être multipliés, vendus et oubliés dans l’inflation toujours croissante d’une industrie du livre menacée à plus ou moins brève échéance, mais pour prouver, dans un monde ou tout s’achète et se vend, qu’il n’est de valeur durable que gratuite comme l’est cette rencontre et cette convergence de deux présences dans ce double geste où vient se prendre l’éphémère éclat du présent toujours recommencé.
Parler Seul, for Anne Slacik
Rosmarie Waldrop
A long red floods the surface and opens onto its own depth. With waves threatening as in a southeasterly wind. While attention quintuples the retinal planes. Silence dense with fireflies. The pulse of cigarettes. Fast forward to velvet walls in a hotel in New Orleans. The silence is not on the scale of the body. Your thoughts are. Swimming through like fish. No matter the differences time has with itself. Between two reds, dangerous current. My gestures not my own. My desire not a pigment. Enclosed by concepts, can I even see? Red? The third canvas flares into pain. What can I say to myself? Each painting is a flare of quick surprise.
Rémi Froger
je suis à la poursuite des choses - soyez plus précis, soyez proche
de nous, donnez des mots, des mots corrects, des mots exacts -
des choses sans précision, des choses à peine levées - et leurs noms,
laissez leur des noms - je prends un tube, je pose un filtre, j'essaie -
donnez, donnez les noms - vapeurs d'eau, le jardin, les araignées.
L'état discret de la matière je l'écris sur le côté, je m'efforçais
d'en avoir la science. Le jour - dites un peu comment il s'appelle -
le jour où la couleur rendit la matière plus directe, j'annonçais,
disons, que c'est l'âme qui donne un corps aux états fluctuants,
molécules, turbulences, je comparais les étés aux bruits des briques.
Les atomes se colorent, ça se passe dans le mouvement du monde
L’exaucée, pour Anne Slacik
Michaël Glück
Peindre, c’est écrire. Ou l’inverse. Peindre et écrire sont souvent le même mot. En de nombreuses langues, le même mot. Ecrire, ornementer, coucher lignes et couleurs sur la soie, sur le papier. Tout livre donc est livre peint. Piment du livre. Pigment. La phrase appelle la ponctuation du pinceau. Ou l’inverse.
Rehausser le livre. Lui donner sa hauteur. La soustraire ou la déplacer. L’ex-hausser. Ou l’exaucer, l’accomplir, lui donner plénitude. Comme si texte était partition e pinceau l’archet ou bien pinceau partition et texte violoncelle. Livre peint : deux portées et deux clefs pour augures. Dans le champ visuel. Pour les yeux. Pour que les yeux, l’intelligence (cette façon de lire entre) et l’émotion se mettent à chanter. Pour que stellaires chantent.
Le livre peint est livre-pain dans la bouche, dans le chant syllabaire, et le papier ciel blanc où dansent les étoiles.
Et sait-on, l’a-t-on oublié, que ce prénom-là, qui fait constellation de livres, sait-on que Anne est l’exaucée…
Le principe du tout ou rien (extrait)
Véronique Vassiliou
COUDRE.— Du latin cum suere, avec suture, puis du latin populaire, consultura.
Par extension, coudre désigne l’acte de fabrication d’un vêtement. C’est une opération longue et méticuleuse qui s’achève par les coutures. Des étapes préexistent à la confection d’un vêtement. La première est celle de tracer le patron. Celui-ci consiste en la projection du vêtement sur des feuilles de papier transparentes. Il est décomposé, manches, corps, jambes, devant, dos, poches, etc. On peut suivre un patron déjà établi ou, si l’on est plus habile, le tracer soi-même. La deuxième étape est celle du report des formes sur le tissu ainsi que leur découpe. Le vêtement a alors un début d’existence démantelée. Il faut en cousant ne jamais perdre de vue le projet final et anticiper le montage. Une étape franchie de manière prématurée oblige à découdre. Opération difficile et fastidieuse qui peut conduire à des erreurs, un mauvais coup de ciseaux par exemple. D’où l’expression en découdre.
Une fois les pièces assemblées, le vêtement existe mais n’est pas achevé. Il faut l’essayer, le réajuster, le raccourcir, lui faire des ourlets, couper les fils qui témoignent de la fraîcheur des coutures. Car elles doivent généralement rester invisibles. On peut cependant rendre les coutures ostensibles. C’est un choix délibérément esthétique qui laisse une suture visible. La suture peut être vraie ou fausse. Une couture peut en effet être factice. La pièce est alors achevée. (V. Boîte à couture).
Claire Malroux
J'ai fait la connaissance d'Anne Slacik à travers le bleu, ce bleu qu'elle a décliné si magistralement dans La Nuit troglodyte, par exemple, sur un texte de René Pons. Depuis, le bleu est devenu la couleur qui nous unit, puisque nous avons travaillé ensemble à créer une autre nuit : Nue la nuit. Des nuits, dans un cas comme dans l'autre, transfigurées par la magie de son pinceau. Pourtant,quand je ferme les yeux et appréhende mentalement aussi bien ses grandes toiles que les nombreux livres qu'elle a peints, c'est plutôt l'aurore qui surgit sous mes paupières, ce frisson, ce poudroiement de la lumière qui va bientôt dissoudre la nuit, repeindre à neuf le monde. Anne possède cette grâce d'enchanter, de métamorphoser ce qu'elle voit ou ce que lui proposent les poètes en un univers sensuel, épanoui, fluide et chatoyant, d'où toute cruauté est exilée. Le paradis si lointain que chacun porte en soi mais oublié.
Bernard Vargaftig
C'est
Tout à coup comme se précipiter
Fait l'exigence et l'effacement
Où dans la peur en moi s'élève
Le ciel d'une mouette au-dessus du début
Que l'écho qui ne cache jamais
La précarité mêle à la lumière
Tahar Bekri
Ce fut il y a quelques années, à Strasbourg, dans une foire de peinture que j’avais remarqué le travail d’Anne Slacik. Ces couleurs vives, presque monochromes, qui s’étalent sur la toile dans une gestuelle vibrante et qui lavent la surface de la toile comme à grande eau dans un pays du sud, avaient de quoi arrêter mon regard. Depuis, ici ou là, à Grenoble ou à Paris, j’ai découvert sa compagnie des poètes, ses livres d’art, ses jardins et ses lumières.
La présence des poètes arabes est une constante dans sa démarche et c’est avec complicité amicale et enthousiasme créatif que je me suis plié à écrire de droite à gauche et de gauche à droite « L’insomnie du pigeon voyageur », laissant libre cours à l’artiste d’accomplir son oeuvre, ses mouvements et ses couleurs. Allez savoir pourquoi le peintre a imaginé pour cela du mauve et du vert. Il en est ainsi du langage et de notre lecture du réel emportés par notre chevauchée de l’imaginaire, par l’horizon de notre rêve. Il n’y a pas de création poétique ni de création picturale sans risque. Et c’est ce risque, beau comme une double fécondation de l’esprit, qui vaut l’aventure de l’art. La poésie se nourrit ainsi de ce qui lui apporte le nuage au-delà des mots, la peinture fertilise le poème avec sa pluie de couleurs.
Il reste au lecteur-spectateur de goûter à tous ces fruits…fraternels.
Les livres d’Anne Slacik ou Les identités progressives
Tita Reut
Le temps de l’écriture et le temps de la peinture croisent dans le manuscrit peint la question des formes et des couleurs. Anne Slacik donne de la voix aux papiers qu’elle résout par le livre pour en faire des tranches à la fois solides et oniriques de rencontres, rendant la lecture progressive d’une aventure à l’autre, et l’élargissant : prodige d’un faisceau de lumières pris dans une suite qu’elle transforme en fleuve, en courant. Pérennisation d’une confluence.
L’original tient l’instantané des pleins et des déliés mêlés aux vocables des pigments. Eaux et sables d’une demande faite à l’identité des écrits dans l’unicité d’un livre. Anne couvre le gouffre par le dépli et ses coups et poinçons donnent l’idée d’un geste pictural qui passe par l’amour des poètes pour accorder une chance au poème.
Bernard Chambaz
On a beau faire, on a beau limiter au minimum les occurrences, toute séquence tient pour une part à une conjonction de points hasardeux. Un mot donne le pli initial (par exemplemagenta), la suite vient par combinaison de sons et de sens à travers des images et un rythme qui s'imposent. Coup/ de/ dé/ parfois/ définitif/ toi/ accoudé/ à/ un/ soir/ violet. Il en va ainsi du poème, ponctuel, donc circonstanciel, unique, point de rencontre,n droites ou pas droites qui se croisent en un point donné (le poème) lui-même démultiplié (le poème lu), n'importe où.
Valérie Rouzeau
Mon premier livre d'artiste, et quel livre !, je le dois à Anne Slacik. Je ne connaissais guère que l'édition de poésie. La magie a opéré : je me suis tout de suite sentie proche d'Anne, son oeuvre, elle... Maintenant il y a du soleil de Sienne à Saint-Ouen - Anne la belle artiste est aussi ma voisine dionysienne et mon amie.
Serge Bonnery
Un glissé lentement sur vélin
La main tremblée
Arche de vie sous les traces
Errer dans le jardin
Et partager
avec anne
L'âme des temps premiers
De ces temps incertains
Où
En quête du lieu unique
Le livre
Et mettre ensemble fin
A toute transparence
Jean-Pierre Chambon
M’appliquant à écrire, ma main trace avec de la fumée quelques mots maladroits sur la page. Ces mots semblent peser de toute leur nuit sur le papier : on dit que c’est le corps qui parle aussi et se livre dans le tracé des signes. Incidemment, les rapides volutes d’encre exprimeraient comme ce qui transpire de la chair dans la pensée. Les halos de nuages colorés par lesquels Anne Slacik accompagne ces mots ne viennent pas éponger la sueur de l’écriture, ils la délestent seulement d’un peu de son poids d’ombre et lui proposent un soutien. C’est un ciel plein de floraisons flottantes, de nuées de pollen et de pigment, qui s’ouvre alors à la pensée du regard et offre au texte un souffle pour espace d’accueil.
Jean Portante
dans la forêt du trop parler les printemps n’ont
ni feu ni repentir dans la bouche. rien que le triste
revenir des arbres. les voilà qui avancent dans la
neige du dedans. qu’ils reviennent de leurs
couteaux pour trancher la gorge des survivants.
est-ce ainsi que naît la couleur. qui donne le signal
quand les lames entaillent les troncs par amour
ou que par amour est déchiré le silence et froissé
et jeté en l’air comme un triste cerf-volant attaché
à son aimer. ou que pour aimer sont redécouvertes
les îles tranchantes flottant dans le ciel. les yeux
du retour avant le grand lâcher des lames.
plis / replis / déplis
Sophie Loizeau
les plis ceux aggravés des montagnes les miens à mon sexe
mon oreille tout de plis mon cerveau le pli d’où je viens – me remettre
aussitôt en plis
retour à son intimité de livre profonde une fois montré
ses chairs (moires, volutes écorchées à la plume
et encore l’extraire avec des doigts fins de l’étui, le dépli des quatre
articulations
mes bras à s’ouvrir lents, à se déployer
ah l’étiré idéal du vers et les jeux spatiaux qui le fracassent
le jettent
par toutes les directions, lui, sur la sorte de peau à parcourir dans sa longe
Jean Pierre Faye
La couleur, la lecture en nappes ou en flammes d’herbes chez Anne slacik. La rencontrer, ce fut d’abord construire La maison du corps : maison à deux genoux, amour à deux genoux. Le grain du papier devenu le suc des choses – et ce fut jaillissement d’une herbe hors d’elle, mais prise en grille au travers de chemins, allant avec le souffle vert et tige explosée, et le mors au vent. Voici Anne, voici Slacik peintre enlacée de couleur.
DES LISIÈRES, DES ORÉES, DES ÉLANS, DES ENVOLS
Jean-Louis Roux
Ce sont des nébulosités douces, aux nuances laiteuses. Ce sont des lueurs flammées léchant l’espace avec des légèretés de tulle. Ce sont des nappes de transparence bleutée à la présence spectrale. Ce sont des lisières, des orées, des élans, des envols. Dépourvue de tout signe, de tout geste graphique, la peinture d’Anne Slacik trouble, parce qu’elle s’en remet exclusivement à la couleur comme valeur, comme intensité. Nulle figure ne s’y laisse voir, nulle forme même. La toile (ou le papier) est un champ, un périmètre vierge où la couleur s’épand en un déploiement coulé. Ces flaques de clarté immanente, de tons fondus, de fluidités qui fusent, instaurent, conte toute attente, une sorte de modelé : des profondeurs s’ouvrent, une palpitation fait battre l’étendue de l’œuvre. Ici commence la traversée des apparences… Dans ses tableaux comme dans la brassée superbe de ses livres manuscrits et peints, Anne Slacik élargit la conscience — si l’on veut bien se souvenir qu’« élargir » un prisonnier, c’est le libérer. Avec ses appels d’air, ses vertiges, ses souffles, ses mouvements de poussée et d’aspiration, cette peinture (où la matière se résout en lumière) efface toute ligne de partage. Elle jette un pont décisif entre le dehors et le dedans.
LÀ, ANNE SLACIK
Jean Gabriel Cosculluela
Anne Slacik donne le « là » au livre. Le livre est « là », entre ses limites, creusant toujours ses limites. Avec les mots, avec les formes, avec les couleurs. Avec aussi parfois leurs absences. Anne Slacik se tient « là » ainsi dans le livre même, sans l’éviter, en l’affrontant, entre douleur, violence et douceur, toutes intérieures. Elle se tient « là » « les images accoudées à l’espace », selon les mots de Jacques Dupin. « Là », le livre naît, se creuse, s’efface, renaît souterrainement au livre. Le livre le livre se nomme, d’un nom insaisissable. Le livre est creusement, tension, étendue, mais aussi feu, fusion, verticalité.. Rien ne préexiste au livre. Rien ne le poursuit. Rien ne le clôt sur les bords et dans les fonds et dans le corps du livre. Quelques instants, le livre traduit le livre, lisez: le livre traduit l’inconnu du livre. Il reste toujours à se nommer, sans se répéter:le livre le livre. « Là », Anne Slacik garde le livre, pauvrement, de ses mains, de ses yeux, avant les mots, pendant les mots, après les mots, sans jamais les oublier dans les formes, les couleurs ou leurs absences qu’elle sait retrouver . Elle inédite le livre à l’extrême, en le portant à l’extrême
Antoine Emaz
Dans cette peinture, j’aime bien qu’elle ne dise rien, qu’elle soit, simplement, dans son silence de couleurs et de lumière. Elle peut porter calme ou tension, c’est d’abord un arrêt de la pensée qui est provoqué, et un envahissement de l’œil par l’espace coloré. Car l’œil ne cherche rien, il ne lit pas, il ne déchiffre pas ; il circule dans l’espace de la toile, il suit le mouvement dans une sorte d’abandon ; la toile infuse, en quelque sorte. Progressivement, mais toujours sans pensée, se dégage une émotion globale : tristesse ou joie, peur ou paix, légèreté ou poids, violence ou douceur… Cette émotion peut être simple, ou hybride, complexe, contradictoire, mais lorsqu’on quitte le tableau, c’est avec l’impression d’avoir rejoint en soi, pendant la durée du regard, une zone de sensibilité pure. C’est pour cette expérience que je remercie l’art d’Anne Slacik.
LA VIE EN NUAGES
Joël Vernet
Il y a le sud, le soleil, ces voyages qui m’ont si souvent ébloui, moi qui ne suis jamais allé qu’avec un cœur désarmé. Anne Slacik m’a demandé un jour de déposer quelques nuages de couleur sur mes pauvres mots en faillite. Dans ma vie, tout m’est toujours survenu par hasard, la marche et la rencontre m’ont tout apporté, m’ont comblé. Je lui ai rendu visite dans son sud à elle, celui qui chante avec les cigales et la belle lumière des oliviers. Nous avons partagé le pain, la musique et d’autres belles rencontres sous un ciel d’été, sous la fraîcheur des mots amis. Nous avons ri, beaucoup. Le rire a toujours offert de l’or aux aventures. C’est incroyable comme le rire peut fracasser les pires intempéries. Plus tard, j’ai récupéré des feuilles en accordéon, pour notre livre de rien, sans poids dans la torpeur du monde. J’ai donc rejoint une cohorte de troubadours, celle qui se moque du gain et de la gloire. J’ai mis un peu de ma vie dans cette joyeuse cohue qui va souvent à la rencontre d’admirables lecteurs que je ne verrai jamais. Souvent cette pensée : tant que des artistes travailleront ainsi, rien ne sera jamais perdu. Jamais. Il y aura toujours du soleil sur leurs mots, des tempêtes vivifiantes sous les coups de pinceaux.
Nous avons descendu un petit escalier de pierre et sommes rentrés un instant dans le bel atelier où pas un bruit ne venait troubler le silence. J’ai regardé, très vite. Je n’oublierai jamais. A l’aube, je m’en souviens, j’ai quitté la maison sur la pointe des pieds, avec en tête la promesse d’honorer ce qui m’avait été offert de vivre ici durant simplement quelques heures, juste le temps de voir ce qui ne se voit jamais : l’étrange et nécessaire solitude du peintre. Celle qui ne se raconte pas. La prouesse inaccessible.
Plaisir à Slacik
Hubert Lucot
Je roule une grande poubelle pleine de verre infect vers le « kiosque » situé à la limite du village. Doux-soudaine émotion non pas quand je lève les yeux sur les maisons qui bordent la route étroite d’un seul côté (l’autre s’ouvre sur la longue pièce d’eau), mais en ressentant leur pellicule : pierre poreuse, pierre pleine de luminosité et d’eau de pluie, matière gorgée de « pays ». Le plaisir est une pellicule de l’étant ; les peintres de génie la prélèvent, superficielle et profonde, fragilement éternelle. Une planche se dresse contre une maison, le bout entre presque dans une cavité suggérant grenier : la douce humidité pluvieuse de mon enfance est l’essentiel de sa substance, adsorbé par la surface plane et rugueuse du bois.
VERS UNE ANTHOLOGIE?
Benoît Lecoq
Parce que la liberté est au principe même de la démarche d’Anne Slacik, les projets qu’elle entreprend paraissent parfois non seulement audacieux mais, pour ainsi dire, hors de portée. Quoi de plus insensé, en somme, que de confier à tant de poètes les mêmes bandes de papier vierge, appelées à rejoindre les mêmes étuis cartonnés, après avoir été seulement recouverts des pigments – et des mouvements – que le texte a su inspirer ? On pourrait craindre la répétition, redouter le procédé, s’inquiéter de la menace d’une lassitude… Rien de cela. D’abord parce que, bravant les contraintes du rituel, chaque livre sort vainqueur de la confrontation, transfiguré et donc exemplaire ; ensuite parce que l’ensemble, dont le temps instruit la cohérence, compose les pièces d’un impossible puzzle : celui d’une anthologie cordiale de la poésie de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.
Peter Gizzi
I REMEMBER first seeing Anne’s gorgeous handmade books at 71 Elmgrove Avenue at the home of Keith & Rosmarie Waldrop. Cole Swenson was there too, happily, and I was shown 3 books they had made with Anne, and I recall being shown others by Norma Cole and Claude Royet-Journoud. I was attracted to them immediately and to this form of publication. In an age of digital everything it is a joy to touch and to read these books that so embody the work of the hand. As well as the hand made.
During my residency in the fall of 1999 at cipM Claude put Anne and I in touch through the mail and happily we did the little book Chateau If. I feel that Anne’s brush stroke is naturally cursive, i.e. writerly, and so therefore intimate, like the writing in a letter from a friend. This poem is a mishearing or a transliteration from Chateau D’if to “Chateau If” and from that historic prison and my linguistic slippage a whole way of writing opened up for me while I was there. When I hold this book I remember my incredible fall in France and the good work I accomplished there and the doors that opened up inside work.