Une esthétique sensitive
Maurice Benhamou
Jean-Jacques Rousseau médita longtemps sur un ouvrage intitulé "La Morale sensitive" qu'il ne fit pas. De l'esthétique qui fonde l'art d'Anne Slacik on pourrait dire de même qu'elle est sensitive.
Cela ne signifie pas que cette peinture soit instinctive. Elle est au contraire profondément réfléchie. Mais la pensée qui s'y exerce est une pensée plastique. Intégrée à la peinture et non distincte d'elle ni déductible en concepts.
Anne Slacik pense en peinture mais c'est une façon d'affirmer que son être tout entier s'engage dans l'acte, non de peindre, mais de "vivre-peindre".
Comme la fleur nommée "sensitive" qui se rétracte au moindre toucher et dont Fontenelle assurait qu'elle a plus d'âme ou une âme plus fine que les autres, les tableaux d'Anne, plus sensitifs que sensuels, semblent sentir qu'un regard se pose sur eux. Ils frémissent, se mettent en état de justifier toute impression jusqu'à la plus subtile.
Ce point de vue conduit à quelques révisions paradoxales. Il faut oser dire qu'Anne Slacik, alors que tout chez elle est couleur, n'est pas un peintre de la couleur mais un peintre de la peinture. Ici la couleur n'est pas une sensation exclusivement visuelle. Elle est liée aux mouvements de la matière que le corps accompagne; elle émeut d'autres sens par la façon dont elle use des pigments comme d'aromates. D'une certaine façon, la couleur alimente la peinture. C'est sans doute ce que Cézanne lui aussi recherchait quand il parlait de substituer les sensations colorantes aux sensations colorées.
Anne Slacik entrave souvent le déploiement vibratoire, le côté poudre aux yeux, de la couleur par l'effumation des jaunes, le rabat des verts, le brouillage des rouges. À moins que des blancs cotonneux n'envahissent et ne dissolvent dans leur lumière la viridité d'un mouvement de l'âme. Car c'est l'être tout entier qui se sent vert quand il s'agit de peindre un brin d'herbe.
En fait malgré les titres, "Venise" ou "Jardin blanc" ou n'importe quoi d'autre, la peinture d'Anne Slacik n'est pas figurative. Bien plus, elle ne peut l'être.
L'analogique est ici principe de création. Le tableau constitue un ensemble, un tout sans parties dans lequel formes et modulations apparaissent dans un continuum. Rien dans l'ordre du digital, du discret ne peut advenir. S'il arrive que le regardeur pense à une fleur, iris ou belladone, c'est que, de la peinture tout entière, émane, comme le ferait un parfum, la fleur qui habitait le peintre durant son travail.
Anne Slacik s'approche ainsi du réel bien plus près qu'en le décrivant car elle serait contrainte alors de s'éloigner pour le voir.
Celui qu'elle produit vient des profondeurs de son corps.
Il s'est écrit sur cette œuvre de beaux textes qui parlent de sa fluidité, de son humidité. Je verrais là des eaux de délivrance. Chaque tableau est la mise au monde d'une "chose vivante" qui conserve avec sa créatrice un lien organique.
Mais tous les tableaux ne produisent pas ces crues généreuses.
Ainsi cette œuvre sur papier de minuscule format portant un texte de Pierre-André Benoît intitulé "Coupable". Couleur caniculaire de latérite oxydée. Plus que sécheresse, milieu anhydre. Surface comme balayée par la descente de vents brûlants. Désert instable soumis à une désagrégation granulaire. L'œil devient organe du toucher. Les formes brûlées que l'on distingue subissent la même insolation cosmique. Leur matière organique commence à blanchir au-delà de la carbonisation. Elle perd son poids et ne tient plus que par une forme en cours d'effacement.
Le "travail" d'Anne Slacik la met toujours en danger. Mais c'est aussi parce qu'elle s'engage tout entière que ses inquiétudes, ses souffrances, ses fragilités mais aussi ses hardiesses et ses élans fous peuvent se changer en lumière.